lundi 14 avril 2014

Dossier 1 : New York, and justice for all


New York, une géographie de la justice :

La cité au prisme des films d’exploitation des années 70, 80 et 90

par Jean-Marc Micciche et Frédéric Gimello-Mesplomb

 
Une logique économique

Dans les années 60-70, les grindhouses (de l'anglais to grind, moudre, et house, maison) étaient des salles cinémas de quartier qui diffusaient en continu des films indépendants de série B qualifiés aujourd’hui de « films d'exploitation » (blaxploitation, sexploitation, kungfuxploitation, nunsploitation, nazixploitation…). Le terme « grindhouse film » fut d’ailleurs un temps utilisé comme terme générique pour designer les films projetés en ces lieux. Signalons qu’il s’agissait au départ de lieux d’adoption car, au milieu des années soixante, la plupart de ces films étaient produits et diffusés en seconde ou troisième partie de programme dans les Drive-in. Etant donné que les grandes zones urbaines n'avaient pas d’espace suffisant pour implanter des drive-in, ces films furent donc projetés dans d’anciens théâtres reconvertis en grindhouses[1]. Certaines compagnies de productions indépendantes réalisaient des doubles (généralement des versions longues) de leurs films spécialement conçus pour ce réseau alternatif. New York fut sans nul doute la ville américaine où le cinéma bis se développera avec le plus de bonheur au cours des années soixante à quatre vingt, livrant aujourd’hui aux cinéphiles un portrait étonnant et résolument anti-conventionnel de la métropole américaine.
 

Lorsque, à la fin des années soixante, profitant de la tombée en désuétude du code Hays, les producteurs indépendants mettent en avant les premiers « adults only movies », ils tentent de renouer avec l’exploitation itinérante à travers les Etats-Unis. Ne pouvant amortir le coût de production sur le circuit d’exploitation traditionnel, ces derniers adoptent une logique gestionnaire qui vise à se distinguer sans se marginaliser. Curieusement, la question de la qualité est alors une préoccupation principale des divers créateurs. Ils doivent nécessairement se démarquer des majors par des thématiques extrêmes, par des genres ou des dispositifs techniques rocambolesques destinés à attirer un nouveau public en quête d’interdit. L’interdit, le transgressif, sont les nouveaux ingrédients de films appartenant à des genres anciennement codifiés (films noirs, criminels, fantastiques ou de science fiction) lesquels en viennent à tendre vers ‘l’exploitation’ pour désormais exister dans un marché concurrentiel.
 
 
Cette logique anime et motive la mise en chantiers de films d’exploitation volontairement dérangeants, populistes, vulgaires.  Mieux, parce qu’il ne s’embarrasse pas de morale et de tabou, parce qu’il exploite sans vergogne et souvent sans discernement tous les « points de pression »[2] de la société américaine, et notamment celle des grandes villes, le cinéma d’exploitation développe et trouve une forme de légitimité qui se décline à son tour en courants et en sous-genres. L’abondance de cette production a nourri une cinéphilie tardive débouchant sur une sorte de culte a posteriori, revalorisant les objets en s’attachant à leurs aspects esthétiques considérés comme les plus « kitch ». Cette redécouverte posthume dont des réalisateurs comme Tarantino ont été des plus actifs[3], a suscité, par contrecoup, une forme de dédain des chercheurs pour ces objets de la contre-culture. Et rares sont les occasions, dans le champ académique, de pouvoir parler avec sérieux de ces films qui ne le sont pas.


Ville de tous les excès, New York est pour les producteurs indépendants le cadre idéal afin de mettre en avant les peurs latentes du citoyen sous les formes ses formes les plus spectaculaires. Sans vouloir prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons néanmoins relever quelques grands thèmes qui traversent, latéralement, l’ensemble des productions d’exploitation dont l’action se situe clairement à New York.


 Une géographie de la justice

Un thème récurent est la référence à l’échelle des valeurs liant justice et morale dans la structure sociale new-yorkaise. La première cible des réalisateurs concerne les dysfonctionnements de la démocratie locale, en particulier la corruption des maires et directeurs des services de police des grandes villes. Signalons que les années 70 sont marquées par une vague de délinquance qui touche l’ensemble des grandes villes américaines et qui débouche sur une crise de confiance sans précédent des petits propriétaires (et l’achat massif d’armes à feu par les particuliers) qui explique en grande partie la débâcle de l’administration Carter aux élections de 1981[4]. Les films de cette époque brossent un portrait au vitriol des élus, présentés comme des politiciens poltrons et inefficaces face à la montée de la délinquance urbaine. La représentation du premier magistrat de New York n’échappe pas à la règle. Elle s’incline face à la représentation d’individus issus des classes moyennes new-yorkaises qui en viennent à faire justice eux-mêmes.


 
Dans Messenger of death (Jack Lee Thompson, 1988)[5], le chef de la police de New York est présenté pour la première fois dans le film lors d’une rencontre mondaine. A table, il fait part de sa décision de se présenter aux élections municipales et semble faire peu de cas d’un coup de fil d’un de ses subalternes l’informant d’un assassinat. Un cinglant  « je vous ai déjà dit de ne pas me déranger pour si peu » semble vouloir clore cette courte conversation téléphonique avant qu’il ne se reprenne. Dans The Taking of Pelham One Two Three (Joseph Sargent, 1974[6]) une situation très analogue se vérifie lorsque le maire - alité chez lui pour cause de grippe mais plongé avec délectation dans la vision d’un jeu télévisé – est extrêmement contrarié lorsque son premier adjoint l’informe par téléphone d’une prise d’otage de grande ampleur dans le métro new-yorkais.


 
Le propos réactionnaire véhiculé par ces situations caricaturales, on en retrouve des prolongements dans la vague de films connue sous le terme de « westerns urbains », dont l’item le plus connu reste sans doute Coogan's Bluff (Don Siegel, 1968), film qui ouvrira la voie à cette mouvance. Dans cette production Siegel, pape du western de série, fait feu des thèmes à la mode en cette fin des années soixante: Coogan, adjoint d’un shérif de l'Arizona a comme mission de se rendre à New York pour y chercher un détenu. Arrivé à destination, il est reçu par la police locale qui lui annonce que le prisonnier ne peut être ramené en raison d’une trop grande absorption de LSD l’ayant contraint à être admis à l'hôpital pour une désintoxication, un thème généralement banni des écrans par le code Hays.
 
Le film d’exploitation flirte ainsi avec la moralité, mais scinde aussi la géographie de la ville horizontalement et verticalement sur deux niveaux : social avec les dominés, confinés dans le sous-sol de la ville (métro, égouts, souterrains...), et racial (les intrigues des films les plus violents utilisant le thème de l’anarchie rampante liée à la ghettoïsation de certains quartiers). Dans C.H.U.D. (Douglas Cheek, 1985) petit film d’horreur et de science fiction abordant les thèmes du trafic d’organes et / ou des déchets radioactifs sur fond de morts suspectes[7], la ville est menacée par des mutants, en réalité des clochards vivant dans les égout et victimes de produits toxiques qui y sont dévidés par des entrepreneurs peu scrupuleux.


De même, dans Street Trash (Jim Muro, 1986), un étrange liquide d’origine inconnue fait littéralement exploser les clochards d’une décharge publique. Ce prétexte permet à Douglas Cheek et Jim Muro de stigmatiser deux figures urbaines : d’abord la figure du clochard, clairement assimilée à l’insécurité ; ensuite les dérives de la pollution et du manque d’hygiène des grandes villes américaines. Le film d’exploitation contribue à donner l’image d’individus aux compétences socialement distribuées tandis que répartition des richesses s’opère entre castes sociales et raciales. La perméabilité des deux univers donne matière à créer des intrigues qui dénoncent et finalement condamnent ceux qui se risquent à s’affranchir de leur condition sociale ou de leur appartenance géographique et raciale. Cette géographie de la justice s’attache à quelques lieux de prédilection :

 
Dans Executive decision de Stuart Baird (1996), des terroristes arabes détournent un avion civil et projettent de faire exploser une bombe sur New York. A travers le film catastrophe ou le film de science fiction (mais les deux genres tendant à se croiser fréquemment), New York devient un enjeu symbolique, cathartique. Il s’y joue l’avenir des Etats-Unis. Ces films s’attachent à mettre en garde contre la perte des principes de démocratie et de libertés individuelles, éléments fondateurs de la nation états-unienne comme dans The siège (Edward Zwick, 1997). Au premier plan, la statue de liberté se dresse comme un rempart contre la peur et l’inconnu. Il n’est pas donc étonnant que ce monument soit convoqué dans de nombreux films (Planet of the Apes, New York 1997[8], Ghosbusters 2[9], X-Men). A ce lieu très connoté, on peut ajouter le siège de l’ONU ainsi que le centre d’affaires du World Trate Center, autres lieux souvent convoqués, enjeux de crises nationales ou internationales : The Peacemaker (Mimi Leder, 1997) ; The interpreter  (Sidney Pollack, 2005) ; 25 hours (Spike Lee, 2002) ou encore Munich (Steven Spielberg, 2006).

 
Dans le cinéma d’exploitation des années 70 et 80, New York apparaît comme un lieu mythique, ses buildings gigantesques confèrent à la ville une puissance titanesque dans laquelle l’allusion à la morale biblique n’est jamais très loin (‘Gold told me to’, telle est la ritournelle des snipers fous de dieu dans un film étonnant de Larry Cohen (Gold told me to, 1976). Cette vision moralisatrice de la cité, on en trouve diverses versions lorsqu’il est question de corruption policière dans deux films de Sidney Lumet qui abordent le sujet, Serpico (1974) et Prince of the city (1981).


Les thèmes de la corruption politique et de la manipulation boursière ne sont pas propres aux films d’exploitation des années 70 ; ils fourniront par la suite matière à réaliser des films plus ambitieux sur le sujet, produits par les studios hollywoodiens : Copland, City Hall, People I kwow, Gang of New York ; Wall Street ; etc). En revanche, on peut remarquer que la grande majorité de ces films utilisent la figure du double : d’un coté la figure d’Apollon (figure de l’intellect, du sens moral et de la noblesse) et de l’autre Dionysos (le dieu des réjouissances et de l’assouvissement des pulsions enfouie, voire du mal corrupteur). L’affrontement entre ses deux figures est présenté comme inévitable et sera porteur de sens à l’issue d’un combat final comme dans Year of the dragon, (Michael Cimino, 1985) ou Blue Steel (Kathryn Bigelow, 1989).


Bien entendu, si la grande majorité de ces films jouent frontalement sur cette dualité quelques soient leurs registres (fantaisistes ou réalistes), d’autres cinéastes comme Martin Scorsese (Means Treet, 1972, Taxi Driver, 1975) où Abel Ferrara (MS 45, Fear City, China Girl) n’ont pas hésité à peindre des figures ambiguës et tragiques, caractéristiques du film criminel ou du film noir (dans la mesure où ils sont souvent eux-mêmes des victimes dévorées par la nébuleuse fantastique de la Grande Pomme).
 
 
New-York, apologie d’un cinéma d’autodefense ?

Si les blockbusters s’ingénient à faire de New York l’espace d’un combat tellurique, si les films de prestige des studios d’Hollywood convoquent l’arsenal des grandes causes humanistes, le cinéma d’exploitation a tôt fait de mettre en exergue les peurs les plus manifestes des grandes métropoles urbaines à travers deux sous-genres : le film d’autodéfense et le rape and revenge, tous deux à la mode au moment du succès de la série des Death Wish avec Charles Bronson (1974-1995).


 Ces films se construisent autour du sujet de l’insécurité chronique des grandes villes américaines comme le montre le générique d’ouverture de Death Wish 2. Ils fonctionnent également comme un miroir déformant de la délinquance et des gangs, de la précarité (le clochard apparaît dans ces productions comme une figure cauchemardesque), de la prostitution, du racisme et de la xénophobie. Les repères traditionnels sont volontairement brouillés puisque, en pareil contexte, la figure d’ordinaire rassurante du policier peut se transformer en figure monstrueuse comme c’est le cas dans Bad Lieutenant (1991) d’Abel Ferrara et surtout dans la série des Maniac Cop de William Lustig (1988-1995).
 
 
Et il n’est pas rare de trouver la plupart de ces éléments dans un même film d’exploitation. Cette typologie de la criminalité permet à tout un pan du cinéma d’exploitation de donner à New York l’apparence d’une véritable jungle urbaine : dans Death Wish 3, Charles Bronson descend dans la rue avec un lance roquettes et un fusil mitrailleur datant de la seconde guerre mondiale. Il est aidé dans sa croisade purificatrice par une milice de vigilantes armés dont le but de ‘nettoyer’ la ville de ses gangs de jeunes. Si la figure du double (le héros contre sa némesis) est un moyen habile, surtout pour les films de série A, de rester dans des normes idéologiquement acceptables, la figure du justicier est aussi celle de personnages extrêmes et radicaux. Dans Gold hold to me (Larry Cohen, 1976) des quidams anonymes sont frappés par une révélation quasi mystique et assassinent sans raison les passants du haut des immeubles.


Dans un thriller psychologique écrit par Larry Cohen et réalisé par Joël Schumacher, Phone Booth (2002), un cadre arrogant et amoral (Colin Farrel) se faisait piéger par un sniper invisible (Kiefer Sutherland) dans une cabine téléphonique et devait, sous la menace d’être exécuté, expier pas ses fautes, ses péchés en public. Le sniper fou apparaît comme un ange purificateur, balayant par son action, toute la corruption physique et morale des métropoles modernes. Cette idée est fortement présente dans de nombreux films new-yorkais, et sera sans doute à l’origine du film d’autodéfense. Le sentiment d’impunité (des criminels et de sa jeunesse délinquante), l’impuissance chronique et l’inefficacité policière et des instances judicaires (dans Vigilante, de William Lustig, les loubards assassins d’enfants sont relâchés lors de leurs procès faute de preuves tangibles[10]), sont porteurs de peurs anxiogènes. Cette situation d’une extrême brutalité conduit les habitants à autoriser des alternatives acceptables (ange purificateur, justiciers, milices armés…) et d’envisager ses solutions condamnables comme des remèdes miracles.


Pour comprendre comment un genre aussi ambigu que le cinéma d’autodéfense a pu stigmatiser à ce point la figure du jeune au point de la confondre avec la figure du délinquant, il est nécessaire de revenir quelques décennies en arrière. Dans les années 40 et 50, le film noir et le film criminel canalisaient les principaux archétypes de la décadence urbaine. New York jouait à ce titre un rôle prépondérant dans ce domaine et servait de décor à la mise en scène toute une galerie de personnages en marges de la normalité. Se détachant de ces marginalités, une nouvelle figure fait une apparition au milieu des années 50, le délinquant juvénile.


 
 
Cantonné dans les grands films criminels à des personnages de second plan (Dead End, William Wyler, 1939 ;  Angel with dirty faces, Michael Curtiz, 1938), l’adolescent reste encore, dans les années 50, une figure qui échappe à la récupération idéologique. Bien que le sujet de l’accession de jeunes adolescents new-yorkais au statut de gangsters soit abordé dans de nombreux films criminels  (China Girl (Abel Ferrara, 1987) ; Once upon in America (Sergio Leone, 1983); State of grace (Phil Joanou, 1990) ; Sleepers (Barry Levinson, 1996), le film d’exploitation s’empare de ce phénomène en irriguant les salles grinhouse par des films de série B et Z devenant des sous-genres, avec leurs propres codes et archétypes : « Hell’s angel », « bikers movies », « horror movies » et surtout les « gang movies », dont l’action de situe fréquemment à New York[11].


 
Les diverses formes de la délinquance new-yorkaise trouvent des moyens d’expression pour le moins extrêmes : vigilante movies[12], Rape and Vengeance[13], Survivals Films[14], Vetsxploitation[15], Blaxploitation[16], Nukesploitation[17], Gangxploitation[18], Horror movies[19] et  le polar d’exploitation[20].


Survivre dans le New York post-apocalyptique : petite sociologie du film de  nukesploitation

La catégorie de film de nukesploitation fut très en vogue au début des années 1980, suite au succès consécutifs de The warriors (Walter Hill, 1978), The road warrior (Georges Miller, 1981) et New York 1997 (John Carpenter, 1981), films post atomiques se situant dans une période volontairement floue. La société décrite est celle d’hommes qui, suite à un évènement d’ordre apocalyptique - cela peut être aussi une forme d’apocalypse social où la rue auraient pris le dessus sur la loi -, en reviennent à l’état sauvage, barbare. Les structures sociales se recréent autour de petites communautés de survivants, communautés dont la taille dépend essentiellement du nombre de figurants que le budget du film permet de salarier, rarement plus d'une vingtaine.


Genre international par excellence, les films dits « post-nuke » restent tout de même le domaine privilégié des productions fauchés et Z américaines : Robot Holocaust (Charles Band, 1980) ; Gangland 2010 (Art Camacho, 2000) mais aussi de quelques productions italiennes faisant de New York le théâtre de cette vision désenchantée (2019 : After the fall of New-York (Sergio Martino, 1983) ; Bronx Warriors 1 et 2  (Enzo G Castellari, 1982 et 1983) ; Rats : night of terror (Bruno Mattei, 1983). Bien entendu, l’argument anticipationiste (un futur de quelques années seulement : 1997 pour Carpenter, 2010 pour Art Camacho, 2019 pour Sergio Martino…) tient difficilement la route et sert surtout, dans la grande majorité des cas, de prétexte à l’accumulation de scènes d’actions d’une grande violence, évoquant davantage pour le spectateur une inquiétante réalité qui se vit déjà au présent. En jouant sur la démesure propre aux films d’anticipation, les films post-nuke offre un évident défouloir pour le spectateur qui peut ainsi aisément identifier les figures de l’altérité reconnaissables par leurs accoutrements, leurs modes d’expressions et leurs origines raciales et sociales. C’est d’ailleurs un signe récurrent dans la grande majorité des films d’exploitation urbains situés à New York que de stigmatiser la peur face aux aliens comme l’extra-terrestre de Brothers from another planet (John Sayles, 1982). Ce dernier se heurte surtout au rejet parce qu’il est un noir de Harlem, qui plus est sans abri.  

 
Si la grande majorité des films d’exploitation ne s’embarrasse pas de discours critique, certaines oeuvres font preuve, en revanche, d’une observation assez étonnante de la société new-yorkaise. Dans The Warriors (Walter Hill, 1979), le couple principal du film rencontre dans une rame du métro deux autres couples issus visiblement de classes plus aisées. Originaires de la même ville, ayant le même âge, ils n’en restent pas moins très différents et sont réduits à s’observer dans un face à face glacial. Le départ, précipité, des couples de yuppies, scelle cette impuissance dans la communication générationnelle. Dans ce film, la confrontation entre deux mondes que tout oppose parait finalement inévitable, même s’il s’agit davantage d’un affrontement idéologique, de classe. Le choc des cultures et des différences de conditions sociales est d’autant plus saisissant qu’il est largement appuyé dans le récit de ces films.


D’autres films jouent également sur ce même registre. Dans Class 1984 (Mark Lester, 1982), version « hard » de Blackboard Jungle (Richard Brooks, 1955), Perry King joue un professeur de musique (visiblement sensible aux idées de gauche comme le montre les dialogues qu’il entretient avec Roddy McDowall) confronté dans son lycée à une bande de punks nihilistes. Dans le premier Death Wish (Michael Winner, 1974), Charles Bronson tient le rôle d’un architecte. Sa profession est d’autant plus symbolique qu’il travaille pour le bien de la communauté et participe en toute bonne foi à l’expansion tentaculaire des grandes villes (mais aussi involontairement à la création des ensembles de ghettos qui seront ironiquement à l’origine de ses différents déboires). Cette confrontation prend une tournure plus guerrière et réactionnaire lorsque les films d’exploitation mettent en scène un justicier new-yorkais qui se trouve être un ancien combattant du Vietnam (d’où le terme de vetsploitation). Dans The Exterminator (James Glickenhaus, 1980), Robert Ginty campe un ancien soldat qui retrouve après quelques années un autre vétéran (Steve James) et décide de venger sa mort. Dans un même registre, l’acteur William Devane dans Rolling Thunder (film de 1977 écrit par le scénariste de Taxi Driver, Paul Schrader) est dépeint comme un des personnages les plus dérangés de la vetsploitation, névrotique, suicidaire, paranoïaque et obsédé par les armes. En revanche, lorsque la vetsploitaion croise la blaxploitation, le discours change de tonalité et stigmatise davantage les Afro-américains réduits à devenir des criminels en puissance en braquant par exemple une banque dans Dead Présidents (Albert et Allen Hughues, 1995). La grande force du cinéma d’exploitation, c’est sa capacité à être en « prise directe » avec les évènements et les thèmes décrits. Lorsqu’on porte un regard attentif sur la plupart de ces films, et on note que les conditions de tournages sont le plus souvent artisanales et offrent l’avantage de fournir au spectateur des décors authentiques et bien « réels » de New-York, ainsi que des acteurs amateurs recrutés dans la rue le jour du tournage, et qui ont l’accent new-yorkais, ce qui est important en vue de l’exploitation commerciale, elle aussi extrêmement localisée. Des films tels que Maniac (William Lustig, 1980) ou Basket Case (Frank Henenlotter, 1981) furent filmés sans aucune autorisation des autorités (d’où des changements de lieux de tournage et de nombreuses erreurs de raccord).

 
 
            Le début des années 90 sonne le glas du cinéma d’exploitation new-yorkais dont l’âge d’or aura duré, tout au plus, une quinzaine d’années. Deux raisons à cela. D’abord  l’expansion du marché de la vidéo, à partir du milieu des années 1980, a rendu les grindhouses obsolètes. A la fin de la décennie, les grindhouses avaient déjà totalement disparu de Broadway et Times Square (New York), Hollywood Boulevard (Los Angeles) ou de Market Street (San Francisco). Au milieu des années 1990, ils avaient complètement disparu des États-Unis.

 
Ensuite, les politiques prendront la mesure du phénomène et un éventail de mesures sera déployé, tant par les démocrates que par les républicains. En 1989, Rudolph Giuliani est le candidat républicain à la mairie de New York. Il est battu de justesse de 47 000 voix par le démocrate David Dinkins sur un total de près de 2 millions de bulletins exprimés. Mais les thèmes de sa campagne sont déjà dans l’air du temps et assureront son élection en 1993 : lutte contre la criminalité, le chômage (la ville a perdu plus de 330 000 emplois en 4 ans) et le contrôle budgétaire d’une ville très endettée[21]. Giuliani fut surtout connu pour avoir été le héraut de la baisse de l’insécurité urbaine, avec l’adoption à New York du « crime bill », voté un an après son élection, en août 1994, par les démocrates de l’administration Clinton. Parmi les mesures de ce vaste programme, celle du « Three strickes and You’re Out » (« trois fautes et vous êtes éliminé »), inspirée des règles du base-ball, en sera sans doute la plus spectaculaire[22]. Même si ses modes d’application furent souvent controversés, les résultats de la politique menée par Guliani provoquèrent un changement important dans le tissu social new-yorkais (reprise en main des centres par les commerçants, développement du Nord-Est de la métropole, décloisonnement de certains quartiers par l’intégration de programmes éducatifs et culturels (le budget municipal de la culture tripla sous le mandat Guliani). Certains films traitent d’ailleurs de cette période en en brossant une vision néopositiviste, à l’opposée des films d’exploitation, comme Music of the Heart (Wes Craven, 1999), un drame étonnant mais qui n’échappe parfois pas aux clichés ou encore Rock Academy (Richard Linklater, 2003).

 



[1] Une variante de la légende de ces salles voit l’origine du terme dans la programmation de ces théâtres qui proposaient auparavant des spectacles de cabaret comme le Bump and grind d'où le terme Grindhouse.
[2] Stephen King, Anatomie de l’horreur, tome 1, éditions J’ai Lu, 2002, p. 13.
[3] Planet Terror et Death Proof, réalisés en 2007 respectivement par Robert Rodriguez et Quentin Tarantino, reprennent ainsi volontairement des éléments caractéristiques des films grindhouse.
[4] Kaspi et al., La civilisation américaine, Paris, PUF, 2004, page 145.
[5] Film dont le rôle principal est tenu par Charles Bronson, un acteur qui interprétera dans les dernières années de sa carrière de nombreux rôles de « vigilante » new-yorkais, pour des films indépendants produits par la firme Cannon dirigée par Yoram Globus et Menahem Golan.
[6] Ce film servira d'inspiration à Quentin Tarantino pour Reservoir Dogs (1992), film qui reprend à son compte l'utilisation des couleurs à la place de nom de code des preneurs d’otages
[7] Coma (Michael Crichton ; 1978), The ambulance (Larry Cohen ; 1990), Extreme Measures (Michael Apted ; 1996)
[8] L’ironie du film est d’autant plus grinçante que Manhattan y est présentée comme une gigantesque « prison poubelle ».
[9] Dans la séquence finale de ce film, la statut de la liberté est utilisée comme une arme salvatrice qui frappe de son ‘bras’ une sorte de plasma rose maléfique qui avait le pouvoir de rendre la population foncièrement mauvaise (agressions, incivilités, criminalités). On mesure mal la subtile ironie de ce produit familial écrit par deux comiques, Dan Aykroyd et Harold Ramis, qui font finalement de la statue de la liberté un ange purificateur.
[10] C’est d’ailleurs le sujet principal d’un film de série A, The Star Chambers (1983), de Peter Hyams, où le juge interprété par Michael Douglass, est invité à rejoindre les rangs d’une étrange chambre juridique afin de re-juger les criminels agissant en toute impunité sans être inquiétés.

 
[11] Blackboard Jungle (Richard Brooks, 1955), Somedbody up there likes me (Robert Wise, 1955) et West Side Story (Robert Wise, 1961) font figure de films précurseurs.
[12] Défiance  (John Flynn ; 1972), Vigilante (William Lustig ;1983), The Star Chamber (Peter Hyams ; 1983).
[13] MS.45  (Abel Ferrara; 1981), Class 1984 (Mark Lester ; 1982).
[14] The Warrior  (Walter Hill ; 1978), Judgment Night  (Stephen Hopkins ; 1993).

 
[15] Taxi Driver (Martin Scorcese ; 1974), The Exterminator (James Glickenhaus ; 1980), Rolling Thunder (John Flynn ; 1974), 10 to midnight (Jack Lee Thompson ; 1983).
[16] Shaft (Gordon Parks ; 1971), Coffy (Jack Hill; 1973), Foxy Brown (Jack Hill ; 1972), Black Caesar  (Larry Cohen ; 1973), Hell up in Harlem (Larry Cohen ; 1973), Coonskin (Ralph Bakshi ; 1975).
[17] New York 1997 (John Carpenter ; 1981), The omega man (Boris Sagal ; 1971), The ultimate warrior (Robert Clouse; 1975), Soleynt Green (Richard Fleischer ; 1973).
[18] The Wanderers (Philip Kaufman ; 1979), de, The Warriors (Walter Hill ;1978), Vigilante (William Lustig ; 1983).

 
[19] Driller Killer (Abel Ferrara ; 1979), Blue Sunshine  (Jeff Lieberman ; 1977), The sentinel (Michael Winner ; 1977), Maniac (William Lustig ; 1980), Basket Case (Frank Henenlotter ; 1981), Maniac Cop 1, 2, 3 (William Lustig ; 1988, 1990, 1993), The New-York Ripper ( Lucio Fulci ; 1982), C.H.U.D (Douglas Cheek ; 1984), Brain Damage  (Frank Henenlotter ; 1988), The ambulance  (Larry Cohen ; 1989).
[20] Across dans la 110 th street  (Barry Shear ; 1972), The policeman (Daniel Petrie; 1980), Nighthawk  (Bruce Malmuth; 1981), Out for justice (John Flynn ; 1991).
[21] Lawrence M. Friedman, Crime and Punishment in American History, Basic Books Harper Collins Publishers, 1993, p. 152.
[22] M.A. Combesque et I. Warde, Mythologies américaines, éditions du Félin, 1996, page 65-66.

 
 
 
 
 

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